Au lendemain de la guerre, la France compte 1.600.000 logements détruits. Le gouvernement crée alors le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, qui sera en charge de mener à bien l’immense chantier de reconstruction. Après le bombardement de septembre 1944, le Havre compte 80.000 sinistrés et 35.000 sans abris… Ce sera l’un des plus importants chantiers du pays, sinon le plus important. L'Etat confie à Auguste Perret le soin de reconstruire la ville.
Des indemnités, au titre de dommages de guerre, sont versées aux sinistrés. Ces indemnités sont calculées selon des barèmes d'évaluation du bien détruit, avec un abattement pour la vétusté. En
principe, la reconstruction devait avoir lieu sur place et à l’identique. Mais très vite, il fut nécessaire d’assouplir la règle pour des raisons évidentes d’urbanisme et
d’aménagement.
L'Etat autorise ainsi les associations syndicales de propriétaires à construire directement des immeubles qui sont ensuite cédés aux sinistrés en compensation de leurs indemnités de
dommage de guerre. Au Havre ce seront les premiers immeubles reconstruits. Particularité havraise, ils le sont en plein centre, alors qu'ailleurs, ils sont implantés en périphérie. Face aux
difficultés financières évidentes d’un tel projet, l’Etat va préfinancer entièrement les travaux.
Les ISAI ou Immeubles Sans Affectation Individuelle et Immédiate sont nés.
La mutation « culturelle » fut parfois difficile puisque de telles constructions impliquaient inévitablement un remembrement des parcelles, les immeubles étant bâtis sur les terrains de multiples
propriétaires individuels, et ceux-ci échangeaient en quelque sorte, un terrain contre des tantièmes dans une copropriété.
Pratiquement une centaine d’architectes ont œuvré sous l’égide de l’Atelier de Reconstruction du Havre, dirigé par Auguste Perret, durant les 15 années que durèrent les opérations de
construction.
En août 1947, les premiers ISAI commencent à sortir de terre, place de l’Hôtel de Ville. le premier appartement sera livré le 15 octobre 1950. Et les travaux vont continuer durant de longues
années. Perret ne verra pas son projet complètement achevé puisqu'il décèdera en 1954 à l'âge de 80 ans...
L’une des principales idées novatrices de Perret, était de normaliser l’ensemble des bâtiments afin d’industrialiser leur construction. C’est ainsi que l’épaisseur des immeubles fut fixée à 12,48
mètres soit deux trames de 6,24 mètres, portée très acceptable en béton armé à l’époque. Trames qui seront reportées ainsi dans la longueur et dans la largeur, y compris en ce qui concerne la
voirie. En fait, l’ensemble du quartier est quadrillé sur une trame de 6,24 mètres de côté. L’utilisation de modules de longueur constante a permis d’utiliser le même outillage durant tout le
chantier. Les cadres en béton moulé des fenêtres seront préfabriqués et standardisés eux aussi. Tout comme l’intérieur des appartements.
D’un point de vue architectural, la force des ISAI de Perret réside dans le côté apparent de l'ossature de ses bâtiments, à la manière des architectes de l'antiquité. Concernant les matériaux,
Perret justifiait ainsi son choix et précisait qu’à son idée, le béton bouchardé est plus beau, plus durable et aussi plus noble que la pierre. La tonalité des dalles de parement des façades
varie suivant l'emplacement et les agrégats de leur composition, astucieusement choisis pour procurer un effet pastel (sable, pierre concassée, ciment). Cette variation crée un motif discret qui
casse la monotonie des façades. Notons enfin qu'à l'époque de la mise en œuvre des ISAI, les matériaux étaient si rares que le chantier a parfois été en rupture de livraison d'acier et de
ciment.
On a beaucoup reproché à Perret ses fenêtres étroites et hautes, qui pourtant, rendent tous les appartements très lumineux. Il faut tout de même savoir que la taille et la disposition des
fenêtres, de même que l’association judicieuse d’immeubles de hauteurs différentes était dictée par l’ensoleillement qui devait être maximal, aucun bâtiment ne devant faire d’ombre à son voisin.
De plus, les cours intérieures étaient ensoleillées et à l'abri du vent.
Auguste Perret, un féministe avant l’heure ?
« En élaborant les plans de ces habitations, expliquait Auguste Perret, nous nous sommes efforcés de faciliter l'accomplissement des travaux domestiques. Nous nous sommes efforcés de faire que la
mère de famille en accomplissant ses travaux domestiques, ne soit pas séparée de ses enfants, de son mari, qu'elle ne soit plus une esclave. Il faut partir de ceci : Il n'y a plus de
domestiques. Et donc la femme ne doit plus être reléguée dans son trou, les travaux ne doivent pas l'empêcher de participer à la vie de la famille. De là, la conception des logis
que je bâtis au Havre, qui est caractérisée par ce que j'appelle le ‘séjour', c'est-à-dire une grande pièce commune où se tient toute la vie familiale, et qui comprend la cuisine.
»
Cette salle de séjour comporte parfois une cheminée et un coin-repas séparé de la cuisine par une simple cloison-paravent. Le dégagement est pourvu d'un débarras. Une
attention particulière est portée à l'équipement et à l'organisation rationnelle des différentes distributions d'énergie. Les appartements sont livrés sans peinture intérieure mais avec toutes
les installations sanitaires. La cuisine est équipée d'un double bac en porcelaine et d'un vide-ordures.
Dans les immeubles-tours, des ascenseurs ont été prévus. Au sous-sol on trouve des garages (auxquels on accède par une rampe), des buanderies et autant de caves que d'appartements, et au niveau
du rez-de-chaussée, un garage à vélo et poussettes près de chaque escalier, la chaufferie, deux locaux de service et la loge du concierge. Les boutiques du rez-de-chaussée sont livrées non
aménagées avec une grande hauteur sous-plafond permettant de construire un entresol.
Les premiers ISAI ont été rejetés par nombre de Havrais : on reprochait aux appartements d'être trop petits et on disait de l’esthétique de Perret qu’elle était sinistre ou trop inspirée des
tours américaines. Mais il faut prendre en compte le fait que la population sinistrée se retrouvait pour la première fois regroupée dans des immeubles collectifs. Sans compter que les
installations sanitaires étaient un véritable luxe comparé à l'état des appartements anciens du reste de la France. Et du Havre en particulier...
Auguste Perret leur faisait faire, malgré eux, un bond dans le futur, et les Havrais l'ont pleinement réalisé un peu plus tard…
Alors si l'architecture si singulière d'Auguste Perret ne résume pas Le Havre à elle seule, elle en est tout de même le symbole.
Cette architecture fut réellement décriée à une certaine époque, mais force est de constater qu'aujourd'hui encore, l’empreinte de Perret est aussi celle du Havre et que cette
singularité, qui lui valu son inscription au Patrimoine Mondial de l’Unesco, fait aussi le charme de cette ville unique en son genre.
En tous cas, j'y suis vraiment très attaché.
Pour finir, voici une petite vidéo qui vous présente Le Havre et ses ISAI...